Côte d’Ivoire : Que se cache-t-il derrière les suicides ?
Le mois de janvier a été particulièrement éprouvant pour les
Ivoiriens. Une demi-douzaine de suicides et de tentatives de suicide ont été relevés
dans le même mois. Une simple coïncidence liée aux difficultés du
moment, ou les Ivoiriens ont-ils développé une tendance au
suicide depuis quelques temps? Partagé sur la question, les experts
donnent leurs avis.
Le gouvernement prendra des
mesures idoines pour un accompagnement psychologique des personnes qui en
auraient besoin, dans nos universités. C’est la promesse faite ce mercredi 1er
février par le porte-parole du gouvernement, Amadou Coulibaly, après avoir
annoncé une tentative de suicide à
l’université Alassane Ouattara de Bouaké. Il faut dire que le mois janvier a été marquant en termes de suicides,
pour les Ivoiriens. Le plus récent étant
la pendaison à un arbre, le 23 janvier
dernier, d’une dame dans la ville de Divo, au quartier Vatican. La
veille, c’était Kadjo N’Guessan
Hyppolite, élève en classe de 3ème 3 au collège Kraffa Adagra de
Sikensi, qui se donnait la mort en se tranchant la gorge avec un couteau de
cuisine. Il a été retrouvé dans sa
chambre, au domicile familiale. Le 19 janvier déjà, un élève avait tenté de
s’ôter la vie en sautant d’un bateau bus de la Société de transport Abidjanaise
(Sotra). Il sera sauvé à temps. Le bateau reliait Abododoumé (Yopougon) à Treichville. Et tout le monde se souvient
du drame qui a secoué le campus de Cocody, le 14 janvier, lorsque Diabagaté
Ibrahim a été découvert, pendu dans le bâtiment U du nouveau site de droit. Le
suicide de l’étudiant en master 1 de physique chimie, est intervenu 4 jours
après la découverte du corps sans vie de Gnobronzi Gnaly au sein de
l’établissement. Autant de drames qui commencent à inquiéter les autorités.
Mais surtout, qui soulèvent une préoccupation embarrassante. Les Ivoiriens
seraient-ils plus enclins au suicide ?
Risque
Eh bien, oui, à en juger
l’étude réalisée par Coulibaly Zié Moussa, Ebouat Marc-Eric Victor, Konaté
Zana, Djodjo Mathurin, N’Guettia-Attoungbré Solange, et Pr Yapo Etté Hélène.
Une étude rendue publique dans le même mois de janvier et qui a fait couler beaucoup
d’encre et de salive. Réalisées dans la période du 1er janvier 2013 au 31
décembre 2020, ces investigations ont été
curieusement médiatisées dans la période des suicides. Elles ont permis aux
auteurs d’enregistrer 24 000 décès, dont
101 cas de suicide confirmés, 1500 cas de décès suspects, et 5276 cas de morts
violentes. D’après l’étude, les facteurs
de risque étaient dominés par les dépressions (37,6 %). Dans 29,7 % des cas, il
s’agissait de sujets qui se sont suicidés au grand étonnement de leurs proches.
Les problèmes familiaux (9,9 %) et sociaux (7,9 %) n’étaient pas négligeables.
Ces problèmes familiaux consistaient le plus souvent en un refus d’aide
financière de la famille à la victime (7 sur 10 cas), tandis que les problèmes
sociaux portaient sur les difficultés liées au travail (5 sur 10 cas), soit un
cas de dispute avec un supérieur hiérarchique et 4 cas de pertes d’emploi. La pendaison (60,4 %) était le mode de
suicide le plus fréquent. Ils concernaient 15 femmes sur 22 et 46 hommes sur
79.Le moyen de pendaison, lorsqu’il était connu, était dominé par la corde (18
cas sur 61), loin devant le foulard/pagne (12 cas sur 61). Les suicides par
noyade (18 soit 17,8 %) constituaient un moyen de décès par suicide. Les
suicides par arme à feu (6,9 %) ainsi que par arme blanche (4,9 %) et par
ingestion de toxique (3,9 %), étaient rares.
Célibataire
Il ressort de l’étude que la
majorité des personnes décédées était de sexe masculin (78,2 %). La tranche
d’âge la plus concernée était celle de 20 à 29 ans (28,7 %). Ces décès
concernaient aussi bien les célibataires (54,5 %) que les personnes vivant en
couple (31,7 %). Les suicidés exerçaient une activité de type privé (58,4 %).
Les décès survenaient généralement dans un contexte de dépression (37,6 %) et
parfois sans facteur de risque (29,7 %).
Cette étude, intitulée ‘‘les
morts violentes par suicide survenues à Abidjan’’, laisse toutefois de nombreux
expert perplexes. Dr Séhi Bi Tra Jamal, sociologue
à l’université Félix Houphouët-Boigny de Cocody et spécialiste en développement
économique et social fait une analyse différente de la situation. Selon
l’expert que nous avons interrogé, le nombre de suicides relevés en Côte
d’Ivoire ne signifie pas que les Ivoiriens sont plus prompts à se suicider que
d’autres pays africains. « Ce
n’est pas quelque chose de nouveau. Avant, lorsqu’il y avait des cas de
suicide, on n’avait pas l’occasion de l’apprendre aussi vite qu’aujourd’hui. Le
développement des moyens de communication fait que tous les cas sont
aujourd’hui connus et commentés », signale le sociologue. S’il pointe du
doigt le développement des nouvelles technologies de l’information et de la
communication (TIC), Dr Séhi Bi Tra Jamal souligne
également la démographie. Plus la population augmente, plus on assiste à la
hausse des cas de suicide.
Phénomène
Inana Gaspard, sociologue à
l’Ecole normale supérieure (ENS) est d’accord, lui, que le suicide n’est pas un
phénomène rependu en Afrique. « Les raisons qui expliquent la recrudescence
de ces morts violentes sont les problèmes sociaux. Chacun nait dans son groupe
social. On ne peut pas savoir d’avance que tel individus va suicider. Chercher à comprendre le
problème revient à mener de nombreuses études exhaustives pour disposer de
chiffres fiables », note-t-il.
Or, hormis l’étude réalisée
par Coulibaly Zié Moussa, Ebouat Marc-Eric Victor, Konaté Zana, Djodjo
Mathurin, N’Guettia-Attoungbré Solange, il n’existe aucune donnée objective sur
le phénomène en Côte d’Ivoire. De plus, l’étude n’a concerné que la ville
d’Abidjan. L’analyse que les experts font des cas de suicide relevés ces
derniers mois, est basée sur leur perception de la société ivoirienne. Bien que
convaincu que la Côte d’Ivoire n’a pas nécessairement une tendance plus poussée
au suicide que d’autres pays, Dr Séhi Bi Tra Jamal note
néanmoins, l’effondrement des valeurs africaines. « On assiste à l’effilochement de la
société. Chacun est reclus chez lui. Et face à cette situation, on n’a pas de
solution. Aujourd’hui, l’esprit de solidarité tend à disparaître peu à peu de
nos habitudes. Avec la pression, beaucoup de personne n’arrivent plus à tenir,
ils ne savent plus à qui parler », poursuit le sociologue.
Que faire ? Le porte-parole du gouvernement Amadou Coulibaly, également ministre de la Communication et de l’économie numérique, a annoncé des actions. Mais elles ne concernent que le milieu estudiantin, où plusieurs cas de suicide ont été relevés. Pour Alain Prao, psychologue intervenant au centre de transit Bloom (Riviera), cibler des actions s’avère difficile. « La plupart des cas de suicide provient de dépression », note le médecin. Inana Gaspard appelle plutôt les autorités à sensibiliser. « Nous avons vu le même cas se produire en France, lorsque plusieurs travailleurs se donnaient la mort dans une grande société à cause de la pression. Des mesures ont été prises et les cas de suicide ont baissé. C’est la même chose qu’il faut faire en Côte d’Ivoire. Je ne crois pas qu’on puisse demander une prise en charge pour tout le monde, ni même détecter qui va se suicider prochainement. Il faut dire aux gens que le suicide n’est pas la dernière solution. La vie est faite de hauts et de bas », propose le sociologue. En attendant, les Ivoiriens suivent de près l’évolution de la situation sur le plan national. Cette tendance au suicide relevée dans le mois de janvier est-elle simplement une malheureuse succession de faits qui ne se reproduira plus ?
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