CHAUFFEURS DE WORO-WORO : LA ROUTE EST LONGUE!!!
A
l’orée du Nouvel An, le quotidien est de plus en plus pénible pour les
chauffeurs de wôrô-wôrô, confrontés à des rémunérations insignifiantes.
Comment vivent-ils ? Exemple d’un conducteur chevronné.
Dans l’univers de Tiéné Abou, la précarité occupe de l’espace. Beaucoup d’espace. Chaque soir, ce #chauffeur# de wôrô-wôrô (Ndlr : véhicule de #transport# en commun) regagne sa masure à Abobo-Sagbé, tout en croisant les doigts pour ne pas qu’un orage emporte la charpente pourrie pendant son sommeil. A toutes les aurores, 15 fois dans la semaine, Abou fait fiévreusement ses prières, avant de prendre le volant du vieux wôrô-wôrô stationné devant chez lui avec la crainte que le moteur le lâche en cours de route. Et ce lundi, en quittant sa demeure, ce père de deux enfants pense déjà à la «descente». Pourra-t-il remettre les 13.000 FCFA de recette à son patron, sans un franc en moins ? Condition sine qua non pour échapper aux réprimandes de la soirée. Souvent si acerbes qu’Abou a envie de se trouver un autre job. «Mais on est obligés de s’accrocher comme des «apkanis» (Ndlr : chauves-souris)», soupire le trentenaire tandis que la voiture dévale le boulevard Latrille, ce matin. Une main par-dessus la portière, le conducteur hèle les passants. «Deux-Plateaux!…madame, vous partez ?… ». Un autre soupire, puis, il reporte son regard sur le pare-brise bordé de porte-bonheurs. Un ourson en peluche, un chapelet, un chien mécanique qui ne cesse de remuer sa tête soutenue par un ressort. Ces objets représentent pour Abou, la foi, la persévérance et l’espoir qu’un jour, il aura mieux que les 30.000 FCFA de salaire qu’il gagne dans le mois. 30.000… «Je partage le véhicule avec un ami. Parce qu’il est impossible pour un chauffeur de rouler tous les jours. Lui aussi à 30.000 F dans le mois», détaille notre «co-pilote» d’un jour. Certes, le «djoulatchê» (Ndlr : patron), ignore encore ce que c’est que le Salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig), mais c’est tout sauf un radin, selon Abou. Ce qu’ils touchent comme paie est le salaire moyen d’un chauffeur de wôrô-wôrô. «Les plus chanceux ont tout au plus, 45.000 F», fait comprendre le conducteur. Et même là encore, ce n’est pas gagné. «Ce salaire n’est pas toujours régulier. Au moindre accrochage, le patron retire les frais sur votre paie. C’est pour cela que nous avons opté pour les 30.000 F». En fait, cette somme est la recette de deux jours dans la semaine. Au lieu de leur payer un salaire mensuel qui n’est pas sûr de tomber, Abou et son ami ont choisi de conduire chacun deux samedis dans le mois. La recette avoisinant les 15.000 F, ces week-ends, ils se retrouvent donc avec cette rémunération. Toutefois, c’est une décision qui n’est pas sans risque. Si la voiture ou le chauffeur n’est pas en mesure de rouler pendant l’un de ces jours, malheur à ce dernier. «Tonton, une place !… Deux-Plateaux ?…», siffle-t-il en direction d’un potentiel client. L’homme, les bras chargés de cadeaux de Noël, acquiesce de la tête. En le regardant s’installer sur la banquette arrière, le chauffeur ne peut s’empêcher de songer à ses deux gosses. L’un, âgé de 7 ans, l’autre, la douzaine. Et comme pour se dérober à ses responsabilités, Abou lâche, cramponné au volant: «C’est une fête chrétienne. Les musulmans ne fêtent pas la Noël». Vraiment ? Après un hochement de tête, il avoue : «D’accord, certains musulmans la célèbrent. Mais c’est ceux qui en ont les moyens. Nous, on pense d’abord au quotidien. J’ai été obligé de reporter mon mariage parce que je n’ai pas de quoi payer la dot. Et en ce moment, je pense à la façon dont je vais préparer le 31 décembre». Le client qui surprend notre discussion, s’empresse de rectifier, un peu outré: «On n’a pas besoin d’avoir les moyens pour offrir un cadeau à un enfant. Il y a des jouets de 1.000 F». 1.000 F ? s’étonne Abou, «mais c’est de l’argent ! Je vous dis que quand je suis malade, j’ai même du mal à me soigner à l’indigénat. Je me demande encore comment je vais faire si mon hémorroïde revient !». L’autre n’en croit pas un mot. Le transport, fait-il remarquer, marche fort bien en ce moment. «Les policiers ont arrêté de racketter, non ?». Le chauffeur de wôrô- wôrô reconnaît cet avantage. «Mais ils sont devenus très rigoureux. Si votre voiture a une seule pièce en moins, on vous prend le permis. Si vous grillez le feu, c’est 1.000 F minimum. Et si on vous surprend en train de téléphoner au volant, votre journée est foutue». En quelque sorte, précise Tiéné Abou, le rackette existe toujours. Il est juste devenu un peu plus…subtil. «J’ai vu un policier empocher le portable d’un ami parce qu’il avait cru le voir téléphoner au volant et voulait être payé», rapporte-t-il. Pour survivre, il faut être malin, explique Abou. Chaque matin, par exemple, de 6h à 11h environ, il faut éviter de faire la ligne Cocody directe. Sinon, avec l’embouteillage qui ne manque pas à ces heures, vos recettes prennent du plomb. C’est pour cela que ce gros malin, en chargeant à Angré-Château son terminus, préfère faire demi-tour aux II-Plateaux et revenir. Ce n’est qu’autour de 11h qu’Abou prend enfin les clients à destination de Cocody Saint-Jean. Tarif : 500 F. Bien sûr, les Ivoiriens gèrent de plus en plus, confesse-t-il. Et ils adorent négocier, ce qui l’amène à revoir son tarif à la baisse. Mais forgé de ses six ans de métier, le trentenaire fait un surplus de 1.000 à 2.000 F sur la recette quotidienne, les jours où le café noir est bien dosé. Ou quand la circulation est plus fluide. Dieu veille sur les chauffeurs de wôrô-wôrô, croit-il, sinon, aucun d’eux ne survivrait à cette galère innommable. Car, dans cette profession, il n’y a pas d’économie. Pas d’assurance maladie. Pas de compte en banque. Aucun avenir. «Nous vivons au jour le jour, en espérant que chaque maladie ne sera pas celle qui nous emportera», note le chauffeur pendant qu’il atteint la gare des II-Plateaux, commu- nément appelée, «Mobil». Beaucoup de ses confrères sont dans la misère totale. Abou a vu plusieurs passer l’arme à gauche parce qu’ils ont mal traité un palu ou négligé une fièvre typhoïde. Mais les vivants s’accrochent en dépit de tout. Parce que la précarité est un moindre mal dans un pays où trouver de l’emploi devient mission impossible. Après plusieurs voyages, Angré-Cocody, Cocody-Angré, nous avons pu toucher du doigt la galère du chauffeur de wôrô-wôrô.
Raphaël Tanoh
tag; #CHAUFFEURS#, #WORO-WORO#, #transport#, #gbaka#, #racket#, #taxi#
Dans l’univers de Tiéné Abou, la précarité occupe de l’espace. Beaucoup d’espace. Chaque soir, ce #chauffeur# de wôrô-wôrô (Ndlr : véhicule de #transport# en commun) regagne sa masure à Abobo-Sagbé, tout en croisant les doigts pour ne pas qu’un orage emporte la charpente pourrie pendant son sommeil. A toutes les aurores, 15 fois dans la semaine, Abou fait fiévreusement ses prières, avant de prendre le volant du vieux wôrô-wôrô stationné devant chez lui avec la crainte que le moteur le lâche en cours de route. Et ce lundi, en quittant sa demeure, ce père de deux enfants pense déjà à la «descente». Pourra-t-il remettre les 13.000 FCFA de recette à son patron, sans un franc en moins ? Condition sine qua non pour échapper aux réprimandes de la soirée. Souvent si acerbes qu’Abou a envie de se trouver un autre job. «Mais on est obligés de s’accrocher comme des «apkanis» (Ndlr : chauves-souris)», soupire le trentenaire tandis que la voiture dévale le boulevard Latrille, ce matin. Une main par-dessus la portière, le conducteur hèle les passants. «Deux-Plateaux!…madame, vous partez ?… ». Un autre soupire, puis, il reporte son regard sur le pare-brise bordé de porte-bonheurs. Un ourson en peluche, un chapelet, un chien mécanique qui ne cesse de remuer sa tête soutenue par un ressort. Ces objets représentent pour Abou, la foi, la persévérance et l’espoir qu’un jour, il aura mieux que les 30.000 FCFA de salaire qu’il gagne dans le mois. 30.000… «Je partage le véhicule avec un ami. Parce qu’il est impossible pour un chauffeur de rouler tous les jours. Lui aussi à 30.000 F dans le mois», détaille notre «co-pilote» d’un jour. Certes, le «djoulatchê» (Ndlr : patron), ignore encore ce que c’est que le Salaire minimum interprofessionnel garanti (Smig), mais c’est tout sauf un radin, selon Abou. Ce qu’ils touchent comme paie est le salaire moyen d’un chauffeur de wôrô-wôrô. «Les plus chanceux ont tout au plus, 45.000 F», fait comprendre le conducteur. Et même là encore, ce n’est pas gagné. «Ce salaire n’est pas toujours régulier. Au moindre accrochage, le patron retire les frais sur votre paie. C’est pour cela que nous avons opté pour les 30.000 F». En fait, cette somme est la recette de deux jours dans la semaine. Au lieu de leur payer un salaire mensuel qui n’est pas sûr de tomber, Abou et son ami ont choisi de conduire chacun deux samedis dans le mois. La recette avoisinant les 15.000 F, ces week-ends, ils se retrouvent donc avec cette rémunération. Toutefois, c’est une décision qui n’est pas sans risque. Si la voiture ou le chauffeur n’est pas en mesure de rouler pendant l’un de ces jours, malheur à ce dernier. «Tonton, une place !… Deux-Plateaux ?…», siffle-t-il en direction d’un potentiel client. L’homme, les bras chargés de cadeaux de Noël, acquiesce de la tête. En le regardant s’installer sur la banquette arrière, le chauffeur ne peut s’empêcher de songer à ses deux gosses. L’un, âgé de 7 ans, l’autre, la douzaine. Et comme pour se dérober à ses responsabilités, Abou lâche, cramponné au volant: «C’est une fête chrétienne. Les musulmans ne fêtent pas la Noël». Vraiment ? Après un hochement de tête, il avoue : «D’accord, certains musulmans la célèbrent. Mais c’est ceux qui en ont les moyens. Nous, on pense d’abord au quotidien. J’ai été obligé de reporter mon mariage parce que je n’ai pas de quoi payer la dot. Et en ce moment, je pense à la façon dont je vais préparer le 31 décembre». Le client qui surprend notre discussion, s’empresse de rectifier, un peu outré: «On n’a pas besoin d’avoir les moyens pour offrir un cadeau à un enfant. Il y a des jouets de 1.000 F». 1.000 F ? s’étonne Abou, «mais c’est de l’argent ! Je vous dis que quand je suis malade, j’ai même du mal à me soigner à l’indigénat. Je me demande encore comment je vais faire si mon hémorroïde revient !». L’autre n’en croit pas un mot. Le transport, fait-il remarquer, marche fort bien en ce moment. «Les policiers ont arrêté de racketter, non ?». Le chauffeur de wôrô- wôrô reconnaît cet avantage. «Mais ils sont devenus très rigoureux. Si votre voiture a une seule pièce en moins, on vous prend le permis. Si vous grillez le feu, c’est 1.000 F minimum. Et si on vous surprend en train de téléphoner au volant, votre journée est foutue». En quelque sorte, précise Tiéné Abou, le rackette existe toujours. Il est juste devenu un peu plus…subtil. «J’ai vu un policier empocher le portable d’un ami parce qu’il avait cru le voir téléphoner au volant et voulait être payé», rapporte-t-il. Pour survivre, il faut être malin, explique Abou. Chaque matin, par exemple, de 6h à 11h environ, il faut éviter de faire la ligne Cocody directe. Sinon, avec l’embouteillage qui ne manque pas à ces heures, vos recettes prennent du plomb. C’est pour cela que ce gros malin, en chargeant à Angré-Château son terminus, préfère faire demi-tour aux II-Plateaux et revenir. Ce n’est qu’autour de 11h qu’Abou prend enfin les clients à destination de Cocody Saint-Jean. Tarif : 500 F. Bien sûr, les Ivoiriens gèrent de plus en plus, confesse-t-il. Et ils adorent négocier, ce qui l’amène à revoir son tarif à la baisse. Mais forgé de ses six ans de métier, le trentenaire fait un surplus de 1.000 à 2.000 F sur la recette quotidienne, les jours où le café noir est bien dosé. Ou quand la circulation est plus fluide. Dieu veille sur les chauffeurs de wôrô-wôrô, croit-il, sinon, aucun d’eux ne survivrait à cette galère innommable. Car, dans cette profession, il n’y a pas d’économie. Pas d’assurance maladie. Pas de compte en banque. Aucun avenir. «Nous vivons au jour le jour, en espérant que chaque maladie ne sera pas celle qui nous emportera», note le chauffeur pendant qu’il atteint la gare des II-Plateaux, commu- nément appelée, «Mobil». Beaucoup de ses confrères sont dans la misère totale. Abou a vu plusieurs passer l’arme à gauche parce qu’ils ont mal traité un palu ou négligé une fièvre typhoïde. Mais les vivants s’accrochent en dépit de tout. Parce que la précarité est un moindre mal dans un pays où trouver de l’emploi devient mission impossible. Après plusieurs voyages, Angré-Cocody, Cocody-Angré, nous avons pu toucher du doigt la galère du chauffeur de wôrô-wôrô.
Raphaël Tanoh
tag; #CHAUFFEURS#, #WORO-WORO#, #transport#, #gbaka#, #racket#, #taxi#
Commentaires
Enregistrer un commentaire